Un regard sur les coopératives de consommation ouvrières et patronales
Suite à la numérisation et à la mise en ligne d'archives de coopératives du personnel du groupe Peugeot - dans le cadre d'un partenariat avec le fonds de dotation Peugeot pour la mémoire de l'histoire industrielle -, la Fondation Maison de Salins donne la parole à Nicolas Hatzfeld pour apporter son regard sur l'histoire des coopératives de consommation du personnel et d'entreprises dans la région de Sochaux-Montbéliard.
Nicolas Hatzfeld est professeur émérite en histoire contemporaine à l'Université d'Evry-Val d'Essonne Paris-Saclay, et membre du Comité scientifique de la Fondation Maison de Salins.
Bonjour Nicolas Hatzfled, pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent vos travaux de recherche actuels?
Je suis professeur en Histoire contemporaine, émérite, c'est-à-dire encouragé par l'Université d'Evry (Paris-Saclay) à poursuivre à l'âge de la retraite mes travaux de recherche et l'accompagnement de mes élèves en thèse. Me concernant, je reprends actuellement un travail laissé inachevé il y a quelques années sur la santé au travail.
Les doctorants qui travaillent avec moi ont choisi des sujets en lien avec ma spécialité (monde du travail, organisations ouvrières) comme par exemple les ouvrières dans la désindustrialisation, les grèves des années 1930, ou encore le Maitron - dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.
D'où vient votre intérêt pour ces sujets d'étude?
A 20 ans, j'ai commencé à m'investir dans des mouvements révolutionnaires post-1968, qui souhaitaient engager une révolution à partir des contestations ouvrières ; il s'agissait donc de susciter et développer ces contestations. Dans cet état d'esprit, j'ai été embauché dans une usine Peugeot où j'ai travaillé pendant quatre ans comme ouvrier.
Après avoir renoncé au programme révolutionnaire, j'ai continué à réfléchir sur le monde ouvrier auquel j'étais attaché et qui continuait de m'intéresser. J'ai donc passé un DEA sur ce monde ouvrier et industriel autour de Peugeot dans le pays de Montbéliard. Puis j'ai engagé une thèse de doctorat pour comprendre l'histoire des usines Peugeot autrement que par un regard militant, avec un regard posé, technique et social à la fois.
Des archives de coopératives du personnel de Peugeot - situées à Vesoul et Mulhouse - ont récemment été numérisées et diffusées sur le portail de la Fondation Maison de Salins. En quoi ce type d'archives sert-il le travail des historiens, chercheurs et étudiants, et plus spécifiquement le vôtre?
J'espère pouvoir plus utiliser cet outil pour comprendre plusieurs choses : tout d'abord la condition économique et sociale de ce monde ouvrier, parce que les archives donnent des indications et des repères précieux sur l'accès des ouvriers à la consommation (progression des possibilités de consommer). C'est d'autant plus intéressant que l'histoire de la consommation s'est beaucoup développée notamment dans les études concernant les milieux populaires, ce qui permet de voir la gradation des conditions sociales, depuis la misère d'une bonne partie des ouvriers du XIXe siècle vers celle qui connaît une condition modeste. Cela permet de travailler sur les nuances de la condition ouvrière prise au sens très large, c'est-à-dire les milieux de travailleurs dans les catégories populaires de la société.
Puis les archives donnent accès à un autre registre, celui de l'organisation politique au sens très large, c'est-à-dire dans les façons de s'organiser dans ces milieux populaires. Cela a un sens très net par exemple pour le cas de Peugeot dans les années 1900 à 1914, où il existait de fortes tensions entre d'un côté une organisation administrée par l'entreprise et une autre organisée par ce qui commençait à s'appeler à l'époque le mouvement ouvrier, porté par les syndicats et envisageant la possibilité d'une révolution sociale. La coopération fait partie d'un jeu d'équilibre, de concurrence et de compromis entre ces deux pôles, patronal et ouvrier.
On peut citer une autre modalité importante propre aux coopératives de consommation : l'objectif de ne pas dépendre de l'organisation du commerce, afin que l'argent des travailleurs salariés ne revienne pas aux commerçants, mal perçus des ouvriers.
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Pouvez-vous nous parler plus précisément de l'histoire des coopératives de personnel de consommation dans la région de Sochaux-Montbéliard?
Du milieu du XIXe siècle jusque dans les années 1940, il y a une large palette de formes d'organisation sociale qui se manifestent à travers les coopératives, dans le monde ouvrier mais aussi dans les milieux de l'artisanat et paysan autour des problématiques d'approvisionnement et d'accès à la consommation.
Le grand Est de la France est une région marquée par des grandes familles patronales, qui peuvent avoir un côté paternaliste, et qui jouent un rôle majeur dans l'emploi industriel, notamment dans le secteur textile dans le sud de l'Alsace et la métallurgie dans les pays de Montbéliard. Toutes ces familles puissantes ont une préoccupation sociale avec différentes tonalités. Et il y a aussi l'influence jurassienne qui prône un modèle d'organisation autonome avec la création de coopérative de production ou de consommation, qui ne dépendent pas du gros commerce et des grandes entreprises.
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Plus spécifiquement, en quoi les coopératives d'alimentation RAVI ont-elles marqué le pays de Montbéliard jusque dans les années 1980?
Jean-Louis Loubet, Professeur d'histoire économique à l'université d'Evry, donne des repères intéressants dans un livre sur la Maison Peugeot. A partir de 1867, une coopérative à fonds partagés entre l'entreprise et les ouvriers est créée à Valentigney, à l'initiative de la famille Peugeot. Cette coopérative, qui s'appelle la Fraternelle, prospère et se développe. Il lui arrive même au début du XXe siècle de prêter de l'argent à l'entreprise Peugeot qui connait des difficultés passagères ; mais la partie ouvrière ne l'entend pas ainsi et souhaite que la prospérité de la coopérative profite aux travailleurs.
S'en suivent de nombreuses contestations, et en 1917, les ouvriers deviennent majoritaires dans l'administration de cette coopérative. Le conflit est très fort entre la coopérative et l'entreprise Peugeot, qui a alors l'idée de réactiver un dispositif de ravitaillement alimentaire des salariés qu'elle avait mis en oeuvre, en mesure d'urgence, dès l'entrée en guerre en 1914. En réaction au basculement du rapport de forces au sein de la Fraternelle, ce dispositif de ravitaillement - le RAVI - change de configuration et Peugeot en fait un outil de concurrence contre la Fraternelle. On imagine les fortes tensions que cela a pu susciter à l'intérieur du bassin d'emploi.
En 1921, Peugeot fait évoluer ce système de ravitaillement en une coopérative qu'elle contrôle, appelée RAVI. Cette coopérative concurrente à la coopération de consommation ouvrière réussit, en cassant les prix, à causer la fermeture de la Fraternelle. RAVI devient l'unique société coopérative du territoire dans l'entre deux guerres.
Après la Seconde Guerre mondiale, RAVI devient une société anonyme. Peugeot développe un réseau de magasins solidement implantés sur le bassin d'emploi et s'ouvre à tous les consommateurs. En maintenant des prix bas, ces magasins concurrencent les petits commerçants et pèsent sur les prix pour maintenir le pouvoir d'achat des salaires ouvriers. Dans ces RAVI, des années 1940 à 1983, le personnel de Peugeot et la population ouvrière peuvent se ravitailler en produits alimentaires, épiceries et droguerie. Certains magasins proposent également, en reprenant une vieille idée de la Fraternelle, de l'habillement et de l'électroménager pour accompagner l'extension de la consommation ouvrière (faciliter l'accès aux produits de consommation en faisant pression sur les prix).
Cela fonctionne jusqu'à l'arrivée de grandes surfaces dans les années 1970. Les RAVI perdent alors de leur utilité et sont revendus à une société de grande distribution en 1983.
Lire l'article de l'Aventure Peugeot : Les RAVI dans le Pays de Montbéliard
Que nous apprennent ces mouvements coopératifs du XXe siècle sur l'organisation actuelle du monde du travail?
On réfléchit beaucoup maintenant aux circuits courts reliant plus directement les producteurs et les consommateurs ; cette préoccupation de ne pas dépendre des circuits commerciaux peut avoir quelque chose à voir avec la quête d'indépendance du modèle coopératif vis-à-vis de l'organisation du commerce.
Il y a aussi quelque chose d'encore très présent et même de systématique : la recherche de relations entre personnes au travail. On a souvent vu à l'occasion de réorganisations ou de fermetures de sites industriels, des tentatives du personnel pour continuer de faire vivre le lieu et l'outil de travail en expérimentant la forme coopérative. Cela fait écho à des préoccupations anciennes de la coopération, comme la question de la redistribution. De nos jours, il y a sans cesse des travailleurs qui tentent de renouveler et réactualiser des expériences d'organisation coopérative.
Selon vous, quels aspects des coopératives d'entreprises / de personnel restent à explorer prioritairement dans les années à venir?
Le côté expérience de la coopérative est très important car au-delà des questions de statuts, de cadrage réglementaire, il y a tout ce qui se joue dans la façon dont les gens s'organisent entre eux. On voit qu'il y a souvent des espérances qui sont mises à l'épreuve des réalités. Et cela crée de nouvelles expériences. Des ouvriers et des paysans qui s'embarquent dans des aventures coopératives façonnent une vision de la société intense et riche, envisagent une évolution possible du monde.
Lire l'interview d'Alexia Blin : L'utopie au jour le jour : décryptage d'un ouvrage collectif
On peut dire que ces sujets-là ont été recouverts de poussière dans les années 1980-1990, mais de nouveau les jeunes étudiants voient l'importance de ces registres du passé et sont tentés d'explorer cette histoire de la coopération. Tout ce qui est en train de se faire à la Fondation Maison de Salins pour la mise à disposition des archives du monde coopératif est donc susceptible d'accrocher de jeunes historiennes et historiens.
La curiosité qui s'était estompée il y a quelques décennies revient et c'est une bonne chose!
Interview réalisée en juin 2022.
Bibliographie
Hatzfeld Nicolas, Les gens d'usine, 50 ans d'histoire à Peugeot Sochaux, Ed. de l'Atelier, 2002.
Hatzfeld Nicolas (présentation), Les frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans L'Humanité, 1908-1914, Paris, Classiques Garnier, 2021.
Vigna Xavier, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Ed. Perrin, 2021.
Vigna Xavier, La restauration collective des ouvriers en France pendant la Grande Guerre, Ed. La Découverte, dans Le Mouvement social, 2014/2 (n°247).
Loubet Jean-Louis, Une autre histoire de l'automobile, Ed. PUR, 2017.
Loubet Jean-Louis, La maison Peugeot, Paris, Perrin, 2009.
Cuénot Claude, Ouvriers et mouvement ouvrier dans le Doubs de la fin de la Première Guerre mondiale au début des années 1950, thèse d'histoire, université de Bourgogne, 2000.
Goux Jean-Paul, Mémoires de l'enclave, Ed. Actes Sud-Babel, 2003.