Coopération et mondialisation, un regard sur l'industrie diamantaire du Haut Jura.
Interview de Thomas Figarol
C'est en 2015 que Thomas Figarol a reçu le Prix Crédit Agricole d'histoire des entreprises, pour sa thèse sur "Les diamants de Saint-Claude, un district industriel à l'âge de la première mondialisation (1870-1914)". A l'occasion de la publication de son adaptation en livre, aux éditions des Presses universitaires François Rabelais, l'auteur se prête au jeu de l'interview pour la Fondation Maison de Salins.
Tout en nous laissant entrapercevoir les coulisses de son travail d'historien, Thomas Figarol nous éclaire ici sur les spécificités de l'industrie jurassienne de la fin du XIXe siècle, qui, dans un contexte de mondialisation des échanges et de la concurrence internationale accrue, a su s'organiser en misant notamment sur la force de la Coopération. Et l'histoire des coopératives diamantaires de Saint-Claude, dont les vestiges imprègnent toujours le paysage local, en sont une des plus belles illustrations...
Pouvez-vous en quelques mots nous présenter votre parcours d'historien et ce qui a motivé votre thèse sur l'industrie diamantaire du Haut-Jura entre 1870 et 1914?
Comme beaucoup de chercheurs en histoire, je suis enseignant d'histoire-géographie dans le secondaire, au lycée climatique et sportif de Font-Romeu dans les Pyrénées-Orientales. Le hasard des mutations et l'envie d'habiter dans une région de montagne m'ont conduit à Saint-Claude en 1998, d'abord pour quelques mois au lycée du Pré Saint-Sauveur puis, après mon service national, au collège Rosset où j'ai enseigné pendant six années scolaires entre 2000 et 2006. C'est pendant cette période que j'ai découvert les archives de la Maison du Peuple de Saint-Claude dont s'occupait Alain Mélo.
Après avoir été reçu à l'agrégation interne d'histoire-géographie, en 2003, j'ai eu envie de renouer avec la recherche en histoire que j'avais découverte pendant mon année de maîtrise à l'Université Paul Valéry de Montpellier, en 1994-1995. Je me suis naturellement tourné vers les archives de la Maison du Peuple et, après quelques hésitations, sur une suggestion d'Alain Mélo, je me suis plongé dans les fonds laissés par la Chambre syndicale des ouvriers diamantaires de Saint-Claude et de sa région, fondée en 1884, et la permanence de l'Alliance universelle des ouvriers diamantaires implantée à Saint-Claude à partir de 1905. Ils m'ont fourni la matière du mémoire de master 2 que j'ai soutenu en 2006 à l'Université de Franche-Comté, après l'avoir mené à bien sous la direction de François Marcot.
Ayant obtenu parallèlement ma mutation dans l'académie de Montpellier, j'aurais pu m'en tenir là. Mais, grâce à la confiance que m'a accordée Alain Mélo et à l'accueil que m'a réservé La fraternelle [établissement culturel né de l'héritage de la Maison du Peuple], j'ai pu prolonger mon travail de master par une thèse de doctorat, sous la direction de Jean-Claude Daumas, en revenant dépouiller les archives diamantaires, principalement à la Maison du Peuple, pendant une partie des vacances scolaires.
Pourquoi? Cela a été dit et redit, l'histoire s'écrit à partir du présent. En d'autres termes, les historiens appartiennent à une époque et sont porteurs des questions qui la traversent. Ce qui m'a attiré dans l'industrie diamantaire, c'est son caractère mondialisé et la capacité des ouvriers diamantaires jurassiens à être des acteurs de leur propre histoire. Très tôt confrontés à la concurrence internationale, ils créent, avec leurs alter-ego anversois et amstellodamois, principalemnt, un syndicat international pour défendre leurs intérêts communs et fondent des coopératives de production pour assurer la pérennité de leur activité. En d'autres termes, ils inventent des réponses aux problèmes posés par la mondialisation du XIXe siècle. Cela ne peut que faire écho avec les questions que soulève la mondialisation actuelle, par exemple la désindustrialisation des pays anciennement développés comme la France ou la mise en concurrence généralisée de tous les territoires par les firmes transnationales pour optimiser les coûts de production, notamment le prix de la main-d'oeuvre.
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Votre thèse "Les diamants de Saint-Claude, un district industriel à l'âge de la première mondialisation (1870-1914)", a obtenu le Prix Crédit Agricole d'histoire des entreprises 2015 et a été adapté en un livre qui vient d'être publié aux éditions Presses universitaires François Rabelais. Comment décrire l'originalité de ce "district industriel"?
L'originalité du district industriel peut être envisagée à deux échelles. A l'échelle de la France et de l'Europe, au XIXe siècle, l'industrie se développe dans certains territoires ruraux et pas seulement dans les grandes villes ou les grands bassins miniers, contrairement à ce que peuvent laisser penser les représentations classiques de ce que les historiens appellent de moins en moins la "révolution industrielle". Cela se traduit par l'intensification et la généralisation du travail à domicile ou dans de petites ateliers, le plus souvent pour fabriquer de petits objets ou des pièces qui seront assemblées ailleurs. C'est pour cette raison qu'on parle aussi de "petite industrie" ou d'"industrie dispersée" à propos de cette forme d'industrialisation. Les campagnes de l'arc jurassien, du côté suisse comme du côté français de la frontière, participent pleinement à cette forme d'industrialisation.
A l'intérieur de cet arc jurassien, le district industriel de Saint-Claude se singularise par sa polyvalence et la nature des objets qui y sont produits. Alors qu'ailleurs dans le Jura on observe une spécialisation dans une fabrication, comme la lunette dans le Haut-Jura morézien, à Saint-Claude et dans ses alentours cohabitent la tournerie du bois, l'industrie lapidaire, c'est-à-dire la taille des pierres fines et précieuses en dehors du diamant, et, à partir de la fin des années 1870, la taille du diamant. La fabrication des articles de Saint-Claude (objets en bois) et, de plus en plus, des pipes de bruyère, reste cependant l'activité dominante, celle qui fait vivre le plus grand nombre d'ouvriers et de familles.
Comment le district industriel de Saint-Claude s'inscrit-il dans l'histoire de la Coopération?
A certains égards, le district industriel de Saint-Claude peut être qualifié de "district de la coopération". En 1881 a été fondée à Saint-Claude La Fraternelle, une coopérative de consommation qui rencontre un assez large succès. En 1896, les socialistes locaux, emmenés par Henri Ponard, en prennent le contrôle. Dès lors, La Fraternelle devient le navire amiral du mouvement ouvrier local et d'une forme de coopération jugée suffisamment originale par Charles Gide pour être baptisée "Ecole de Saint-Claude", pour la différencier de l'"Ecole de Nîmes". En effet, les sociétaires de La Fraternelle ont fait le choix de socialiser la totalité de leurs bénéfices pour alimenter un fonds de réserve mais aussi des caisses philanthropiques destinées à financer, par exemple, une assurance maladie. Le capital de la coopérative est par ailleurs inaliénable et, en cas de dissolution, il doit revenir à la commune, charge à elle de l'utiliser pour une oeuvre sociale. Par ailleurs, La Fraternelle entend participer à la transformation progressive de la société, la généralisation de la coopération étant envisagée comme une étape sur le chemin de la révolution.
Dans le sillage de La Fraternelle, plusieurs coopératives de production sont fondées par des ouvriers qui adhèrent aux principes de l'Ecole de Saint-Claude. C'est le cas notamment dans l'industrie diamantaire avec la coopérative Le Diamant, qui devient la plus importante entreprise diamantaire du Jura avec environ 450 sociétaires à la veille de la Première Guerre mondiale, et la coopérative Les Moulins. Cependant, d'autres coopératives d'ouvriers diamantaires échappent en partie ou en totalité à l'influence de La Fraternelle. Il en va ainsi des coopéatives d'Avignon et Adamas, fondées respectivement en 1891 et 1892 et qui fusionnent en 1898.
Au total, dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, les coopératives de production sont présentes dans toutes les branches du district industriel de Saint-Claude. Cependant, c'est dans la taille du diamant qu'elles connaissent le plus grand succès puisqu'elles parviennent à dominer la production.
Quelles sont les caractéristiques de cette "première mondialisation" dans laquelle s'inscrit l'industrie diamantaire de Saint-Claude?
La mondialisation du XIXe siècle se caractérise par une ouverture très large des frontières aux flux de personnes, de marchandises, de capitaux et d'informations. Ainsi, les lots de diamants passent les frontières sans qu'aucun droit de douane ne soit perçu, sauf à l'entrée des Etats-Unis. Des ouvriers diamantaires jurassiens vont travailler à Anvers, Amsterdam ou Genève aussi facilement qu'à Paris ou dans une autre localité française. Enfin, des négociants et patrons étrangers investissent à Saint-Claude pour y acheter des ateliers, plus dans la pipe que dans le diamant où ils préfèrent faire appel à des sous-traitants locaux.
Dans le monde du diamant, des coopératives ouvrières existent non seulement dans le Jura mais aussi dans tous les centres de production en France, par exemple à Paris et dans le pays de Gex, ainsi qu'en Suisse, à Genève et, plus brièvement, à Bienne. En revanche, on n'en trouve pas à Anvers ou à Amsterdam qui concentrent plus de 80% de la main-d'oeuvre. Par conséquent, dans le monde du diamant, la coopération de production est un phénomène principalement français.
Ceci dit, le mouvement coopératif, comme le reste du mouvement ouvrier français, s'organise à l'échelle internationale à la fin du XIXe siècle avec la création de l'Alliance coopérative internationale en 1895. Comme l'a montré Nicolas Delalande dans un livre récent, la création des internationales socialistes, de syndicats ouvriers internationaux et, partant, de l'Alliance coopérative internationale pendant la deuxième moitié du XIXe siècle peuvent être comprises comme des réponses ouvrières à la mondialisation de l'économie.
Comment avez-vous documenté vos recherches et où avez-vous trouvé vos sources? Pouvez-vous citer une archive qui s'est avérée essentielle pour votre démonstration?
J'ai essayé d'utiliser au mieux toutes les archives disponibles de façon à pouvoir croiser un maximum de sources. Les principaux fonds que j'ai dépouillés sont conservés aux Archives de la Maison du Peuple de Saint-Claude (archives syndicales, coopérative Adamas) et aux Archives départementales du Jura (coopérative Le Diamant). La presse locale et professionnelle m'a aussi été très utile. J'ai notamment beaucoup utilisé la revue Le Diamant dont la Bibliothèque nationale de France conserve une collection complète. Ne maîtrisant pas le néerlandais, je n'ai malheureusement pas eu accès aux sources anversoises et amstellodamoises et à la bibliographie écrite dans cette langue. Heureusement, une bonne partie de l'histoire du monde du diamant, notamment du côté des mines et de l'extraction du diamant brut, a été écrite en anglais.
Dans les archives, une source s'est avérée exceptionnelle : la correspondance laissée par Samuel Vuillet que je cite abondamment. En 1893, celui-ci est élu représentant à Londres de la coopérative Adamas. Il est chargé de l'achat du brut et de l'écoulement de la production de diamant taillé. Il conserve cette fonction jusqu'à sa mort en 1936. Entre ces deux dates, depuis Londres, il adresse presque quotidiennement des lettres à ses camarades membres du conseil d'administration et chargés de la direction de la coopérative Adamas. Il y rend compte de son activité, mais aussi de l'état des marchés, des innovations techniques qu'il a pu observer et dont il a entendu parler, des rencontres qu'il a pu faire, en particulier avec d'autres Sanclaudiens, etc. Pour la période 1893-1914, cela représente une moyenne d'environ 300 envois par an soit un total approximatif de 6 000 lettres.
Avec le recul historique et votre connaissance du territoire, diriez-vous que l'histoire des diamantaires de Saint-Claude a laissé des traces - économiques, sociales, culturelles - dans le Jura actuel?
L'activité diamantaire n'a pas totalement disparu. Il reste quelques entreprises qui pratiquent encore le négoce. Du diamant, il reste cependant surtout une mémoire vive. En témoignent le succès rencontré par les conférences sur le sujet proposées par les Amis du Vieux Saint-Claude ou La fraternelle et par la journée de crowdsourcing organisée en octobre 2019 à la Maison du Peuple.
Il reste aussi un patrimoine qui, malheureusement, est peu ou mal entretenu par ses propriétaires. Les bâtiments des coopératives Le Diamant et Adamas, par exemple, ont été conservés mais sont en mauvais état. Cette mémoire et ce patrimoine constituent une ressource essentielle pour le tourisme local comme le montre la fréquentation du musée de la pipe et du diamant.
Lire aussi : Les diamants de Saint-Claude, un district industriel à l'âge de la première mondialisation (1870-1914)
Nos chaleureux remerciements à Thomas Figarol pour sa disponibilité dans la réalisation de cette interview, ainsi qu'à la Maison du Peuple et aux Amis du Vieux Saint-Claude qui nous autorisent aimablement à publier les photographies de leurs fonds.
Interview réalisée en avril 2020