L'utopie au jour le jour : décryptage d'un ouvrage collectif
Interview d'Alexia Blin
Soucieuse de mettre en lumière l'actualité des travaux de recherche sur l'histoire du monde coopératif, la Fondation Maison de Salins a rencontré Alexia Blin, co-directrice de l'ouvrage L'utopie au jour le jour, paru en 2020 aux éditions de l'Arbre Bleu.
Elle partage avec passion le processus collectif qui a guidé la création de cet ouvrage et la manière dont les archives nous éclairent sur le quotidien de celles et ceux qui pratiquent la coopération. Les succès ainsi que les conflits et les échecs de cette "utopie" sociale sont ici mis en perspective dans une dimension internationale et interrogent la persistance du modèle coopératif qui se révèle dans les crises de notre XXIe siècle.
Pouvez-vous en quelques mots nous présenter votre parcours d'historienne ?
Je suis maîtresse de conférence en Histoire et civilisation des États-Unis, à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Avant cela j'ai fait des études d'histoire, j'ai passé l'agrégation puis je me suis spécialisée dans l'histoire économique des États-Unis.
Ma spécialisation sur l'histoire des coopératives est intervenue en cours de thèse, par un concours de circonstances. En 2011, alors que j'étais à New York pour chercher des archives pour un sujet de thèse dont je n'étais pas totalement satisfaite, je me suis retrouvée au coeur de l'évènement Occupy Wall Street. Il y avait à ce moment-là des manifestants qui disaient qu'il fallait mettre son argent dans des banques coopératives. J'ai été assez surprise qu'il existe des coopératives aux États-Unis, c'est quelque chose que je n'avais pas du tout rencontré dans mes études américanistes ! Cela a précipité mon questionnement, point de départ d'une nouvelle recherche : comment cette forme d'entreprise démocratique a pu s'implanter, même de manière marginale, dans un grand pays capitaliste ?
J'ai finalement présenté en 2017 ma thèse intitulée Politiser l'entreprise. Une histoire des coopératives dans le Wisconsin (années 1870-1930), sous la direction de François Weil.
Qu'est-ce qui a motivé la rédaction du livre L'utopie au jour le jour (Arbre Bleu éditions, 2020) que vous avez codirigé ?
M'intéressant pour ma thèse à l'histoire de la coopération, j'ai assisté en 2015 à un séminaire de l'Université de Bourgogne. C'est là que j'ai rencontré Stéphane Gacon, François Jarrige et Xavier Vigna, organisateurs de cet évènement, qui m'ont proposé de m'associer à leurs réflexions. J'étais ravie de rencontrer d'autres chercheurs qui s'intéressaient à la coopération, car je me sentais assez isolée à travailler sur ce sujet plutôt marginal chez les historiens.
Nous nous sommes rapidement dit que tous les champs de la recherche historique gagneraient à s'intéresser davantage aux coopératives. Nous avons donc cherché à nouer des liens avec des historiens spécialistes du travail, de l'économie, de la politique, des mouvements sociaux, etc. et organisé des journées d'étude, en vue de réaliser un ouvrage collectif. Nous avons à cette occasion rencontré les contributeurs du livre L'utopie au jour le jour et imaginé une nouvelle conversation académique autour des trois thèmes qui structurent l'ouvrage : le travail, l'échec et la modernisation.
Notre objectif avec ce projet de livre était de retracer une histoire pratique des coopératives : que se passe-t-il quand on franchit la porte de la cave ou d'un magasin coopératif? Quelles sont les interactions quotidiennes des travailleurs et des coopérateurs ? Leurs difficultés et leurs conflits ? Il s'agissait de dépasser le discours d'une historiographie écrite par les institutions elles-mêmes, mettant en scène les grands hommes, les leaders, parfois de manière un peu trop héroïque ou idéalisée.
On retrouve dans cet ouvrage des exemples très concrets de pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Mais qu'ont en commun les diamantaires du Jura, les "call-girls" italiennes et les paysans cubains ?
Je crois que ce qui les rassemble c'est avant tout le choix d'un modèle démocratique d'entreprise. On traite dans l'ouvrage de diférents types de coopératives - agricoles, de consommation et ouvrières - pour montrer que malgré la diversité des activités, des pays et des époques, elles ont quelque chose de très fort en commun : la décision de ne pas laisser le capital déterminer les rapports de pouvoir dans l'entreprise.
Tout cela peut se traduire par un espoir de démocratisation, la réalisation d'un modèle économique moins prédateur, et surtout l'idée de retrouver un contrôle sur l'activité pour ne plus être dépourvu du pouvoir économique. Il faut bien sûr se garder d'idéaliser le caractère réellement démocratique des coopératives : le contrôle sur l'entreprise peut être rapidement repris par un manager influent comme dans le cas des diamantaires étudié par Thomas Figarol dans l'ouvrage Les diamants de Saint-Claude, un district industriel à l'âge de la mondialisation (1870-1914), ou par un État planificateur, comme le montre l'étude de Marie Aureille sur les paysans cubains. Mais il y a tout de même dans ces expériences le ferment d'une ambition démocratique. Le texte d'Olivier Lemort sur la création de la Scop-Ti par les ouvriers d'une usine Unilever en réaction à la fermeture du site par la multinationale est un excellent exemple de réorganisation démocratique de la production et du travail.
Pour documenter cela, il existe des témoignages de coopérateurs, de travailleurs et de personnes proches du terrain : articles de presse, journaux intimes, entretiens oraux pour les époques les plus récentes, registres et documents administratifs, restitutions de débats... autant de sources qui redonnent leurs aspérités à l'histoire institutionnelle, et reflètent des expériences vécues.
Votre étude porte sur les coopératives de consommation : quelles sont leurs spécificités par rapport aux autres familles de coopératives ?
Plusieurs articles portent en effet sur les coopératives de consommation, entreprises très particulières car elles sont la propriété non pas des travailleurs mais des consommateurs. Ces derniers achètent une part sociale dans le capital de la coopérative, ils votent les décisions en assemblée générale et perçoivent des dividendes, le plus souvent sous la forme d'avantages comme des réductions sur les produits mais aussi parfois sous la forme d'une protection sociale (mutuelle, retraite, etc.). C'est le cas de l'Union de Lille, coopérative socialiste de consommation créée à la fin du XIXe siècle, présentée dans l'ouvrage par le Collectif Samson.
Bien qu'elles soient moins connues, les coopératives de consommation sont plus répandues que les coopératives ouvrières durant le XXe siècle. Elles sont le plus souvent soutenues par des structures militantes ou religieuses qui défendent un modèle de société. Les coopératives de consommation puisent ainsi le plus souvent dans le socialisme, ce qui explique leur influence en Grande-Bretagne (soutien du Labour Party) ou en Scandinavie (soutien des mouvements socialistes), de même que la faiblesse du modèle aux États-Unis.
Comment avez-vous documenté vos recherches et où avez-vous trouvé vos sources ?
Mon article sur les expériences et conflits dans les coopératives de consommation du Wisconsin se concentre sur les années 1930 car des données sur le travail commencent à être produites à cette période. J'ai fait en sorte de croiser ces sources avec des archives de la presse coopérative qui s'attache à donner une image idéalisée du modèle, et celles des coopératives elles-mêmes, qui recèlent une foule de petits indices sur les conflits à l'oeuvre.
Je cite par exemple une série d'articles intitulée "mémoires d'un employé", publiée dans un journal coopératif des années 1930. Ces textes donnent une vision "magique" des sacrifices que l'employé est prêt à faire pour la coopérative, mais si l'on étudie en comparaison les rapports du ministère du Travail par exemple, une contradiction saute aux yeux : les salariés sont moins bien payés qu'ailleurs et doivent souvent travailler plus. On s'aperçoit qu'à mesure que les coopératives grandissent, les crises et conflits internes prennent de l'ampleur, les employés remettant en cause le fonctionnement d'entreprises qui se réclament de l'engagement syndical sans pour autant en appliquer les principes fondamentaux.
Parmi les archives photographiques qui ont accompagné mes recherches, celle-ci illustre deux employés de la plus grosse coopérative du Midwest américain de l'entre-deux-guerre, centrale d'achat qui fournissait un important réseau de coopératives de consommation. La Co-operative Wholesale Society, créée en 1917, employait une majorité de migrants d'origine finlandaise, très liés aux mouvements socialistes. Cette coopérative de consommateurs proclamait une sympathie avec les syndicats, mais n'était pas très favorable à la syndicalisation de ses propres employés, prônant l'idée qu'il faut accepter des entorses au droit du travail et un certain sens du sacrifice pour contribuer au bien commun.
J'aime aussi beaucoup cette photographie qui représente "The Red Star", chorale féminine principalement composée des employées de cette même centrale d'achat. Elle est représentative des coopératives américaines au début du XXe siècle, qui organisaient la vie sociale des membres et invitaient - parfois avec insistance ! - sociétaires et employés à participer aux activités culturelles, éducatives ou sportives mises en place par la coopérative.
Ces expériences coopératives passées ont-elles aujourd'hui encore une résonnance, notamment en période de crise ?
Un chantier reste à mener, celui de la temporalité du développement des coopératives. Se multiplient-elles en période de crise ? Concernant la période Covid-19 que nous vivons actuellement il est trop tôt pour le dire, mais des travaux d'économistes ou de politistes ont constaté un regain d'intérêt pour les coopératives, en particulier ouvrières, après la crise de 2008. C'est le cas par exemple aux États-Unis où les femmes immigrées ont particulièrement contribué à ce retour en force des coopératives.
Il semble en tout cas que de plus en plus de gens s'y intéressent car les entreprises coopératives, appartenant à ceux qu'elles servent, sont moins soumises aux fluctuations du marché et au risque de voir un investisseur extérieur se désengager en cas de crise.
Lorsque je menais mes recherches aux États-Unis, j'ai travaillé avec le Center for Cooperatives de l'Université du Wisconsin. C'est un centre de recherche piloté par le département d'économie agricole, qui s'intéresse à tout type de coopératives et qui pratiquent l'outreach. Il s'agit d'inscrire la recherche dans le concret de la société civile, ici en fournissant formations et services en faveur des coopérateurs. En 2013, ils ont notamment effectué un recensement des coopératives américaines, tout secteur confondu, ce qui n'avait encore jamais été fait. Au moment de la crise de 2008, ils ont aussi produit des études démontrant que certaines coopératives avaient mis en place des systèmes permettant de limiter les pertes d'emploi, en acceptant de partager les risques.
De manière plus générale, on montre dans l'ouvrage qu'il n'y a pas un modèle coopératif unique, tout prêt à l'emploi, applicable pour tous et à tous les contextes. Et en même temps, il est intéressant de voir qu'il existe, depuis des siècles, cette structure démocratique régulièrement remobilisée, signe que les acteurs économiques et sociaux y trouvent un intérêt ou un espoir. Ce caractère démocratique de l'organisation coopérative et sa persistance dans le temps n'est pas neutre.
Le livre L'utopie au jour le jour préfigure-t-il de futures publications sur le sujet ?
Il y a encore beaucoup de choses à explorer, la question de la temporalité dont nous venons de parler, celle de la collecte et de la mise en valeur des archives coopératives, ainsi que les transferts internationaux entre ces modèles. Me concernant, je vais publier le livre de ma thèse l'année prochaine et j'ai un projet en cours avec certains des contributeurs de L'utopie au jour le jour, sur l'éducation dans les coopératives. Toujours dans une perspective internationale, il s'agit de montrer comment les coopératives et d'autres institutions du début du XXe siècle éduquaient à la coopération et comment les coopératives se considéraient plus généralement comme des lieux d'éducation.
Un panel a été présenté sur cette question avec Niccolò Mignemi, chercheur au CNRS rattaché au LIED à l'Université de Paris, au colloque de l'association Charles Gide à Lausanne, en septembre 2020. Le compte rendu paraîtra prochainement et nous réfléchissons à la forme que prendra ce projet de recherche. Ce sujet me tient à coeur car il est primordial, quand on voit la place que prenait la coopération dans les manuels d'économie avant la Seconde Guerre mondiale, qu'en 1935 une loi du Wisconsn rend obligatoire l'enseignement de la coopération dans les écoles publiques, ou encore quand l'économiste Charles Gide obtient une chaire au collège de France sur la coopération dans l'entre-deux-guerres... puis que le sujet disparaît littéralement dans la deuxième moitié du XXe siècle.
A l'avenir d'autres sujets de recherche m'appelleront aussi mais j'espère avoir apporté une contribution utile, aux côtés de tous les chercheurs qui portent des initiatives similaires, à l'histoire de la coopération !
Un grand merci à Alexia Blin pour son accueil et son enthousiasme dans la réalisation de cette interview réalisée en décembre 2020.