Mémoires ouvrières et industrielles en Poitou-Charentes

Interview de Pascale Moisdon

Si chaque région de France possède une histoire industrielle bien spécifique, certaines sont fortement marquées par les mouvements mutualistes et coopératifs, très actifs aux XIXe et XXe siècles. Tel est le cas du Poitou-Charentes, où les entreprises coopératives et mutualistes font toujours partie du paysage socio-économique. Pascale Moisdon, chargée d'études pour l'Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Nouvelle-Aquitaine, nous présente à travers cet entretien quelques réalisations inédites où sont mis en regard patrimoine matériel et immatériel pour dessiner une identité territoriale solidaire.

Bonjour Pascale Moisdon. Vous êtes spécialiste du patrimoine industriel et du monde ouvrier : pouvez-vous vous présenter en quelques mots, ainsi que vos missions au sein de l'Inventaire général du patrimoine culturel?

Historienne de l'art de formation, je suis chargée d'études au sein du service patrimoine et inventaire, à la Région Nouvelle-Aquitaine, site de Poitiers. Parmi d'autres missions, j'ai effectivement été amenée à travailler sur le patrimoine industriel entre 1996 et 2008, puis les mémoires ouvrières entre 2009 et 2015.

Créé par André Malraux en 1964, l'Inventaire général a pour mission d'étudier et faire connaître le patrimoine. Ce service a grandement contribué à l'élargissement de la notion de patrimoine grâce à l'exhaustivité souhaitée dès le début de cette entreprise nationale, dont le leitmotiv était "de la petite cuillère à la cathédrale". La prise en compte du patrimoine industriel, à partir de 1986, en est une illustration. Après le passage du service à la collectivité régionale, cette extension s'est encore poursuivie avec la thématique des mémoires ouvrières, décidée par les élus.

Vous avez contribué à l'ouvrage collectif "Les mouvements coopératifs et mutualistes de Poitou-Charentes", porté par l'Inventaire général du patrimoine culturel de Poitou-Charentes, en 2013 : que cherchiez-vous à mettre en lumière?

Le mouvement coopératif a été particulièrement dynamique en Charente-Maritime, où il a permis de sortir du marasme causé par la crise du phylloxéra à partir de 1875. Sur ce territoire quasiment consacré à la monoculture de la vigne, mais peu adapté à la production d'une eau-de-vie de garde, le développement des laiteries coopératives, qui a reposé sur celui de la culture fourragère et de l'élevage laitier, a largement contribué au redressement économique.

L'étude d'une centaine de laiteries coopératives sur la région avait mis en avant la question du fait coopératif. Par ailleurs, la place prépondérante occupée par Niort dans le mouvement mutualiste interrogeait aussi. La déclaration de l'année 2012, "Année internationale des coopératives", a suscité l'idée de se pencher sur l'histoire de ces deux mouvements, afin de mieux cerner leur rôle dans le développement industriel, économique et social du territoire. La contribution de trois historiens - Nathalie Brémand, Gilles Caire et Patricia Toucas-Truyen - qui ont apporté chacun un éclairage propre à leurs champs de recherche, a contributé à une meilleure compréhension et une prise en compte globale de ces phénomènes.

Fronton du bâtiment de l'Union, société mutuelle libre, bâtie en 1883 à Marans (Charente-Maritime). Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, P. Toucas, 2012.

Plaque commémorant la fondation d'une agence de Crédit Mutuel à Ruelle-sur-Touvre (Charente). Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoinee culturel, C. Rome, 2012.

Pour aller plus loin : 

"L'admirable mouvement coopératif qui a véritablement rénové l'agriculture dans les Charentes et le Poitou a été tant de fois cité en exemple, il a fait l'objet de si nombreuses communications et a donné lieu à tant de commentaires qu'il pourrait paraître superflu d'en rappeler encore l'origine et d'en décrire les étapes. Cependant il n'est guère possible, dans une étude comme celle-ci, de ne pas consacrer quelques lignes aux sociétés laitières charentaises."

G.-C. Bellettre, "les associations agricoles dans l'industrie laitière", in Annales de la mutualité, février 1914, page 16.

 

Découvrez également dans les collections :

"L'industrie laitière des Charentes et du Poitou" in La Semaine agricole, avril 1897.

"Les associations agricoles dans l'industrie laitière", in Annales de la mutualité et de la coopérations, avril 1914, page 11.

"Les coopératives pour le ramassage et la vente des oeufs [dans la région des Charentes et du Poitou]", in Annales de la mutualité et de la coopération agricoles, février 1914.

Annales de la mutualité et de la coopération agricoles, février 1914, page 17.

En quoi la coopération est-elle un "remède contre l'adversité"?

L'idée de s'allier contre l'adversité, si elle n'était pas nouvelle, a pris une ampleur inégalée dans le monde agricole avec la création des coopératives. La première laiterie coopérative régionale est créée près de Surgères en 1888 par le cultivateur Eugène Biraud. Six ans plus tard seulement, une cinquantaine de laiteries de ce type fonctionnent en Charente-Maritime, mais aussi en Deux-Sèvres, et les nouvelles implantations se poursuivent jusque dans les années 1950 sur l'ensemble du territoire régional.

Grâce à la coopération, l'agriculteur, en se regroupant avec ses voisins, en mutualisant la production et la vente du beurre, peut imposer un prix de vente plus élevé. Grâce à ce système, les cultivateurs, même de très petites fermes, perçoivent des revenus qui leur permettent de sortir de la misère dans laquelle les a plongés le phylloxera en ruinant leurs vignobles.

Buste d'Eugène Biraud, fondateur de la première laiterie coopérative de Poitou-Charentes. Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, M.-P. Dupuy, 2011.

Coopérative agricole de Mirebeau (Vienne). Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, C. Rome, 2012.

Vous avez exploré de nombreuses archives pour documenter vos recherches : où avez-vous trouvé vos sources? Quels types de ressources l'Inventaire du patrimoine peut-il également mettre à disposition des historiens pour accompagner leurs travaux?

Les recherches de l'Inventaire général font essentiellement appel aux fonds des services d'archives départementaux et communaux, mais aussi aux principales bibliothèques municipales (Angoulême, Niort, Poitiers, Saintes, La Rochelle), et également aux fonds privés. La spécificité de la méthodologie de ce service est de confronter les observations faites sur le terrain avec les sources documentaires (archives et bibliographie). La comparaison de l'état actuel d'un bâti avec des documents iconographiques (cartes, plans, dessins, photographies anciennes) est par exemple primordiale pour appréhender les modifications qui ont été apportées. Toutes les données de l'Inventaire sont consultables en ligne sur le site de la Région Nouvelle-Aquitaine. La restitution au public fait aussi partie de la mission première du service.

Détail de la façade de la Société de secours mutuels des arts et métiers, à La Rochelle (Charente-Maritime). Crédits  : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, P. Toucas, 2012.

Trois jetons alimentaires de la boulangerie coopérative cheminote de Thouars (Deux-Sèvres). Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, G. Beauvarlet, 2012.

Les archives départementales de la Charente-Maritime évoquent la laiterie coopérative de Thairé-d'Aunis dans leur rubrique "Document du mois" de février 2021.

Pour continuer d'alimenter une mémoire ouvrière toujours vivante sur le territoire, vous avez réalisé de 2009 à 2016 un important travail de collecte de témoignages en vue de constituer de nouvelles ressources documentaires sur les métiers de l'industrie. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?

L'inventaire du patrimoine industriel avait concerné près de 1000 usines. L'étude des traces matérielles achevée, la nécessité de se pencher sur la question de l'immatérialité de ce patrimoine s'est imposée, d'où l'enquête menée sur les mémoires ouvrières. Les caractéristiques du corpus des usines étudiées ont guidé le choix des bassins d'emploi et des secteurs d'activité considérés. Ainsi ont été recueillis les souvenirs des ouvriers des papeteries angoumoisines, de la manufacture d'armes de Châtellereault, des laiteries d'Aunis, des chantiers navals de La Rochelle, des distilleries d'eau-de-vie de cognac, etc.

Ces paroles, qui ont été transcritent et qui représentent environ 220 heures d'enregistrement, sont conservées et mises à la disposition de tous, chercheurs ou artistes... Elles ont fait l'objet d'une exposition évolutive "Paroles ouvrières de Poitou-Charentes" et de documents multimédia en ligne dans une série intitulée "Une vie, une usine". Avec cette collecte de témoignages, de souvenirs et d'émotions, l'ambition première était de sensibiliser aux mémoires ouvrières et favoriser les échanges autour de ces sujets, au-delà d'une histoire industrielle vue par le seul prisme entrepreneurial.

Ouvrière dans l'usine de piles Leclanché à Chasseneuil-du-Poitou (Vienne) en 1954. Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, repro. M. Deneyer, 1994.

Pierre Deborde, laitier à la laiterie coopérative d'Aulnay pendant 40 ans. Crédits : Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel, 2013.

Remerciements à Pascale Moisdon pour cet entretien et à l'Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Nouvelle-Aquitaine pour les ressources iconographiques.

Consulter l'étude sur Les mouvements coopératifs et mutualistes de Poitou-Charentes.

Accéder aux différentes ressources de la Fondation Maison de Salins, on y évoque les mouvements coopératifs et mutualistes de Poitou-Charentes dans les collections des Annales et de La Semaine agricole.

Interview réalisée en mai 2021.