Les fruitières de l'arc jurassien

Interview de Fabien Knittel

Enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Franche-Comté

C'est avec grand intérêt que la Fondation Maison de Salins suit les travaux de Fabien Knittel, maître de conférences en histoire contemporaine HDR à l'Université de Franche-Comté.  A l'occasion de la parution de son dernier ouvrage sur l'agronomie et les techniques laitières dans l'Arc jurassien au XIXe siècle, nous avons souhaité en savoir plus sur l'objet de ses recherches et sa démarche historique, qui mettent en relief les liens entre la constitution de l'agronomie en tant que science, et le développement technique des coopératives laitières jurassiennes.

Bonjour Fabien Knittel. Pouvez-vous nous présenter votre parcours d'historien et votre spécialisation dans les techniques agronomiques au XIXe siècle?

J'ai une formation initiale en histoire à l'université, qui m'a permis d'enseigner dans le secondaire pendant dix ans tout en préparant ma thèse à l'Université de Lorraine, à Nancy (sous la direction de la Pr Simone Mazauric).

Cette thèse était consacrée à Mathieu de Dombasle, agronome très important dans la première moitié du XIXe siècle. J'ai choisi l'entrée spécifique du travail sur le sol pour comprendre comment les savoirs techniques agricoles, une fois agencés et progressivement institutionnalisés - notamment à travers les institutions d'enseignement agricole - aboutissaient à la structuration de l'agronomie comme discipline scientifique à part entière. Le XIXe siècle a été une étape importante de ce processus d'institutionnalisation de la discipline, en témoigne notamment l'étude de la première expérience pérenne de l'Institut agricole de Roville-devant-Bayon mise en place dans les années 1820.

Ce travail a abouti à la rédaction de ma thèse soutenue en 2007, puis publiée aux Presses Universitaires de Nancy en 2009 sous le titre Agronomie et innovation. Le cas Mathieu de Dombasle (1777-1843).

Après cela, j'ai été recruté dans l'enseignement supérieur comme maître de conférences à l'Université de Franche-Comté. Sur le plan de la recherche, je me suis intéressé aux différentes institutions d'enseignement agricole dans la première, puis dans la seconde moitié du XIXe siècle, en trouvant des points de contact entre la Lorraine et la Franche-Comté, notamment dans le domaine de la laiterie. Par exemple, j'ai étudié l'école du Beaufroy située à Mirecourt, alors sous-préfecture des Vosges, dont la fermeture à la fin du XIXe siècle a entraîné le transfert des élèves à la ferme-école de La Roche, dans le Doubs, tout en conservant des liens avec l'école de laiterie de Saulxures-sur-Moselotte.

J'ai finalement soutenu, à l'Université Bordeaux-Montaigne en 2019, mon habilitation à diriger des recherches en histoire contemporaine (la Pr Corinne Marache en a été la garante), avec divers travaux et un mémoire inédit intitulé Le lait des agronomes. Mon ouvrage publié en 2021 découle directement de ce travail, remanié et adapté pour la publication.

Concernant les techniques laitières, il y a une réflexion sur la manière dont les techniques dites traditionnelles se sont structurées. Les agronomes ont observé les praticiens en critiquant et en suggérant d'autres manières de faire, et les tensions suscitées ont peu à peu fait évoluer les modalités de production. On voit toutefois qu'aujourd'hui encore, des manières de faire anciennes, qui peuvent remonter jusqu'à trois ou quatre siècles, sont toujours enseignées dans les établissements agricoles.

De  nos jours, les grands questionnements sont liés à l'industrialisation et aux conséquences de l'ultra-productivisme de la seconde moitié du XXe siècle. Ce sont principalement les problématiques environnementales qui amènent des réflexions sur comment produire mieux et comment gérer l'élevage de manière plus respectueuse des écosystèmes. Observer les périodes pré-productivistes permet de s'inspirer de pratiques anciennes qu'il s'agit d'adapter à notre époque bien sûr car il ne faut pas oublier que l'enjeu du XIXe siècle, en matière d'agronomie, était de développer des techniques pour limiter l'insécurité alimentaire.

 

Vous venez de publier Agronomie et techniques laitières, le cas des fruitières de l'Arc jurassien (1790-1914) aux éditions Classiques Garnier : quel est le propos de cet ouvrage? Quel éclairage apporte-t-il à l'histoire contemporaine jurassienne?

La principale préoccupation de mes travaux, particulièrement présente dans cet ouvrage, est de comprendre comment les agronomes construisent une science à part entière, comment l'on passe d'une agronomie "art", au sens de l'artisanat, à une agronomie "science", avec des institutions de formation et de recherche. Je parle notamment de la Station d'industrie laitière, véritable laboratoire développé par Pierre Dornic à la fin des années 1880.

En histoire, on interroge son sujet à partir de la société dans laquelle on vit, c'est un phénomène d'allers-retours. Les questions sur le périmètre de la discipline agronomique sont liées au fait que l'agronomie encore aujourd'hui n'est pas tout à fait certaine de ce qu'elle est et de comment elle doit être pratiquée. Certains agronomes considèrent que l'agronomie est réservée aux relations entre la plante, le sol et le climat ; d'autres ont une perspective beaucoup plus large, incluant l'étude des sociétés rurales. C'est donc un questionnement qui résonne chez les agronomes d'aujourd'hui.

 

KNITTEL Fabien, Agronomie et techniques laitières. Le cas des fruitières de l'Arc jurassien (1790-1914), Paris, Classiques Garnier, coll. "Histoire des techniques, n°20", 2021, 392 p.

Sur quelle documentation vous êtes-vous principalement appuyé pour vos recherches? Et où avez-vous trouvé vos sources?

Mon étude historique des techniques repose sur les écrits des agronomes, ceux-ci étant, dans une définition large, ceux qui s'intéressent à l'agriculture et à son amélioration. J'ai aussi puisé dans la documentation laissée par des disciples de Charles Fourier qui ne sont pas considérés stricto sensu comme des agronomes mais qui ont quand même réfléchi à la dimension technique de la transformation du lait. J'ai utilisé divers traités d'agronomie, articles de revues spécialisées comme les Annales de l'agriculture française, par exemple.

Le portail Gallica de la Bibliothèque nationale de France m'a été d'un secours extraordinaire car énormément de ressources sont numérisées, ce qui évite de nombreux déplacements et apporte beaucoup de confort aux chercheurs. Ponctuellement, je suis aussi allé aux Archives départementales (série M pour l'histoire économique et sociale) et aux Archives nationales (série F pour les fonds publics postérieurs à 1789).

J'ai pu retrouver des échanges institutionnels assez riches notamment en matière d'enseignement agricole, avec différents courriers échangés entre le directeur de l'ENIL au moment de sa création et le préfet du Doubs. La correspondance préfectorale est intéressante car elle témoigne des échanges entre le pouvoir central et les localités.

Si la documentation issue des textes agronomiques peut biaiser une étude de la vie agricole, comme le pointait l'historien Pierre Goubert (1915-2012), la littérature institutionnelle et technique laissée par les agronomes est revanche tout à fait adaptée à mon objet d'étude.

 

Cuisine idéale d'un chalet de fruitière. Source : Charles Lullin, Des associations rurales pour la fabrication du lait, connues en Suisse sous le nom de fruitières, Paris/Genève, J.J. Paschoud éd., 1811, planche 1 (hors texte) : "la cuisine". BnF/Gallica. Illustration à retrouver page 38 du livre de Fabien Knittel.

Le Jura est réputé pour être un des berceaux de la coopération ouvrière et agricole. Les fruitières se situent-elles dans cette histoire?

La dimension coopérative a un impact sur les techniques et les techniques ont en retour une influence sur la coopération. J'ai bien identifié cela dans les écrits de deux auteurs fouriéristes, Max Buchon et Wladimir Gagneur, actifs dans les coopératives laitières du Jura.

On constate que les coopérateurs ont réfléchi au fonctionnement global des fruitières, tout en s'intéressant aussi aux aspects techniques et à la lutte contre la fraude (lait mouillé) pour assurer la production de produits de qualité, pouvant se conserver à long terme. Ils ont contribué à mettre au point ou à promouvoir des outils pour vérifier la qualité du lait, je pense au thermomètre et à divers instruments de mesure qui permettent d'analyser la densité du lait. Ce n'est pas anodin car un lait frelaté peut conduire à l'explosion de meules de comté et générer des dégâts économiques et matériels importants.

Il y a aussi beaucoup de vécu dans ces cahiers d'élève. On y voit les évolutions de l'écriture, quelques dessins, des feuilles ajoutées. C'est une belle découverte qui m'a permis de rédiger le dernier chapitre de mon livre.

 

Thermo-lactodensimètre Dornic. Source : "notice sur le thermo-lactodensimètre Dornic", Archives départementales du Doubs, BC 16514, s.d. [1894-1895]. Illustration à retrouver page 140 du livre de Fabien Knittel.

L'industrie fromagère en Franche-Comté, in La semaine agricole, 26 mai 1889, pages 5-6 citant Max Buchon et Wladimir Gagneur proposant des modifications de fonctionnement des fruitières.

Il est certain que le cadre coopératif apporte une analyse spécifique dans l'étude des techniques, particulièrement dans l'Arc jurassien. Certaines pratiques sont directement liées au fonctionnement des coopératives de production, avec par exemple le développement d'un moyen technique pour effectuer le décompte de la quantité de lait apportée par chacun. Alors que les éleveurs n'étaient pas encore tous alphabétisés et ne savaient pas toujours compter, notamment dans la première moitié du XIXe siècle, on utilisait un système de bâtons avec des marques. Les pratiques coopératives de ce type permettaient de produire de grosses quantités de lait en mettant en commun les petites productions individuelles, de fabriquer de gros fromages, en grandes quantités et avec une qualité permettant la longue conservation, pour fournir les villes et même ravitailler certains navires sur la côte atlantique.

 

Plus personnellement, avez-vous eu un coup de coeur pour l'histoire d'une fruitière, d'une personne ou d'une localité au cours de vos recherches?

Je peux en effet remercier la présidente de salle de lecture des Archives départementales du Doubs qui m'a aiguillé sur une source que je n'aurais peut-être jamais trouvé seul, car elle n'existe que numérisée (le document original ayant été restitué au propriétaire).

Il s'agit de trois cahiers ayant appartenu à Marcellin Donadieu, élève de l'ENIL de Mamirolles en 1903. Pouvoir consulter ces cahiers était une véritable chance car l'ensemble constitue un document d'une centaine de pages, très détaillé, avec une grande maîtrise du dessin technique, qui témoigne de la réalité de l'enseignement de cette époque. En effet, à partir du XXe siècle, ce ne sont plus tant les gestes qui sont enseignés, mais la connaissance de certaines machines comme les écrémeuses.

 

Marcellin Donadieu, cahier de techniques laitières, 1903. Source : 1NUM3, Archives départementales du Doubs.

Le cahier de techniques laitières de Marcellin Donadieu (1NUM3) est consultable ici sur le site des archives départementales du Doubs.

https://portail-archives.doubs.fr

Un grand merci à Fabien Knittel pour sa disponibilité et le partage de ce témoignage.

Interview réalisée en juillet 2021

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