Le familistère de Guise, expérience de l'association coopérative du capital et du travail
Interview de Frédéric Panni
Dès 1860, l’industriel Jean Baptiste André Godin fait édifier dans l’Aisne un « palais social », qu’il nomme Familistère, vaste ensemble alliant industrie, lieu de vie et d’habitation. Hébergeant une population d’environ 2 000 personnes, le Familistère va faire l’expérience d’une société alternative, basée sur l’association coopérative du capital et du travail. Les revenus de la production sont redistribués et partagés aux travailleurs et travailleuses dans un projet de transformation et d’harmonie sociales. Frédéric Panni, conservateur du patrimoine et directeur du musée de site nous fait le récit de cette expérimentation au long cours, qui envisage une communauté coopérative de vie et de travail.
Quel est votre parcours et en quoi consiste votre travail de conservateur au sein du Familistère de Guise ?
Je suis conservateur du patrimoine et directeur du syndicat mixte qui administre le Familistère à Guise, dans l’Aisne. Je suis arrivé au Familistère il y a 23 ans, d’abord pour un projet de valorisation du site. A ce moment-là, dans les années 1990, c’était un lieu de plus en plus à l’abandon, qui souffrait d’avoir perdu sa nature d’origine, à savoir un lieu d’habitation associé à un site industriel. Un grand projet de valorisation a germé, avec au centre un grand musée de site, mais également une valorisation culturelle, architecturale, urbaine, paysagère, de l’ensemble du domaine, qu’on a choisi de considérer comme un tout. On est parti presque de zéro, et j’ai été amené à faire de la conduite de travaux d’urbanisme, de paysage, de restauration des monuments historiques et d’aménagement muséographique.
C’est un travail passionnant parce que le lieu l’est ! Et il y a également du travail de recherche associé à la muséographie, associé à du travail de recherche sur le lieu, sur son fondateur. En ce moment par exemple on fait une édition numérique de la correspondance de Godin, qui est une grande œuvre en soi.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas l’histoire de ce lieu, pouvez-vous en synthétiser la genèse et le projet de son fondateur, Jean Baptiste André Godin ?
Le Familistère de Guise c’est le projet d’une société alternative, si je le traduis en termes d’aujourd’hui. Le projet nait au milieu du 19e siècle et prévoit de faire l’expérience de la justice sociale à l’échelle d’une petite société de 2000 âmes. Le fondateur, Jean Baptiste André Godin, est un ouvrier, issu d’une famille de serruriers. Lui-même devient fumiste, c’est-à-dire fabricant de poêles, et il commence à monter son propre atelier en 1840. Il s’installe sur le territoire de la Thiérache, d’où il vient, qui est un pays bocager dans le nord du département de l’Aisne. On est juste à côté de Guise, petite ville de 4000 habitants, vraiment en zone rurale. Ce garçon est parfaitement autodidacte. Il va très peu à l’école, mais il va devenir un industriel brillant, un bâtisseur hors pair, un réformateur et même un auteur.
En même temps qu’il entre en industrie, il va embrasser le fouriérisme, la doctrine de Charles Fourier1, qui est un penseur, philosophe, réformateur français du début de 19e siècle. Godin se saisit d’une formule du fouriérisme qui est « l’association du capital et du travail » et y voit la clé de la réforme sociale et de la justice sociale.
Disciple enthousiaste de Fourier, il collabore, contribue et finance les expériences sociales fouriéristes, et va notamment investir dans un projet de fondation de Phalanstère2 au Texas, à Dallas. Après l’échec de cette expérimentation texane en 1857, il décide de concevoir son propre projet et d’édifier près de l’usine de poêles et de gazinières à Guise quelque chose qui ressemblerait à un phalanstère. Il va fabriquer un néologisme, qui fait référence au mot phalanstère, qu’il appelle le Familistère, le palais des Familles.
D’où vient le qualificatif de « palais des familles, palais social » ?
L’un des grands enjeux de Godin, c’est de se faire comprendre et de populariser son idée. « Familistère » n’est pas un mot tout à fait explicite. Pour se faire comprendre auprès du grand public, il l’appelle « palais social », qui pour le coup est extrêmement expressif. Tout le monde comprend à cet énoncé que dans ce palais vivent des travailleurs et des travailleuses, des familles ouvrières. D’autre part, c’est une habitation qui a l’apparence d’un palais, avec des grands espaces, très clairs, illuminés, les façades percées de fenêtres. Il faudrait ajouter un « palais social rouge » car il est entièrement bâti en briques.
Enfin, avec le terme de palais, on imagine une vaste construction, donc de l’habitation collective, parce que les fouriéristes sont complètement opposés à l’idée d’habitation individuelle. Dans la conception fouriériste, vous ne faites pas société quand vous vivez dans votre petite maison individuelle, c’est le monde de l’égoïsme, de l’asservissement.
Le Familistère de Guise est un lieu aux fonctions multiples, lieu de travail, lieu de vie, lieu d’habitation. Comment s’organisent-elles ?
Le nom Familistère recouvre aussi bien les ateliers industriels, qui sont vastes, et la cité d’habitation. Cela forme une unité, qui repose sur l’idée de la proximité. Godin fait valoir que dans un rayon de quelques centaines de mètres, on trouve à la fois le lieu de production, du travail mais aussi le lieu de vie, le lieu d’habitation, le lieu d’éducation et tout ce qui va avec.
Il faut se représenter une petite société complexe. La population est de l’ordre de 1500-2000 habitants, et ce volume de population permet d’organiser convenablement les services. En plus des ateliers et des habitations, y sont intégrés des magasins d’approvisionnement et de production, comme la boulangerie ou la boucherie. Il y a toute une série de services, comme des écoles, parce qu’il y a beaucoup d’enfants au Familistère. Mais aussi un théâtre. Un vrai théâtre à l’italienne, pas une simple salle des fêtes. Puisqu’il aménage une « utopie concrète », il faut montrer au monde extérieur qu’ici se joue autre chose, donc il faut que ça se voit, c’est une forme de propagande. Il y a aussi une buanderie-piscine, un endroit où on lave son linge et où on lave son corps, mais aussi lieu où l’on fait l’apprentissage de la natation. Et enfin des jardins aménagés, un kiosque à musique, des salles de réunion, une pharmacie, …
Les habitants bénéficient de tous les avantages que la Familistère propose, et ils sont plus avancés que dans n’importe quelle autre habitation extérieure. Il y a l’eau courante à tous les étages, il y a des salles de bain, des vide-ordures, ..
En quoi le Familistère est synonyme de transformation sociale pour lui et les fouriéristes ?
Godin édifie ce Familistère non pas comme une espèce de cité ouvrière améliorée mais comme l’expérience d’un projet de justice sociale. Le Familistère, dans sa forme matérielle, est le réceptacle d’une organisation sociale qui met en œuvre l’association coopérative du capital et du travail. Dans l’esprit de Godin, c’est une juste rétribution du travail que ces richesses bénéficient à ceux qui les ont produites et pas simplement à des actionnaires extérieurs au travail.
Il a bien compris au vu des expériences communautaires qu’il a observées qu’on ne transforme pas la société dans des taudis. D’après les fouriéristes, il faut organiser matériellement le monde pour rendre possible la transformation sociale. C’est pour ça que Godin commence par un palais : un palais n’est pas l’aboutissement du chemin de la transformation, c’est le milieu matériel qui va favoriser la réforme sociale. Si on a résolu ces problèmes matériels d’existence fondamentale, après on peut passer à l’étape supérieure, on peut s’occuper des esprits.
Comment se matérialise concrètement cette expérience d'habitat coopératif?
De 1860 à 1880, Godin est le promoteur du Familistère et il expérimente cette forme d’organisation et de vie collectives avant de fonder légalement l’Association coopérative du capital et du travail en 1880.
Au sein de l’Association coopérative du capital et du travail, les travailleurs et les travailleuses sont aussi des actionnaires, ils sont des détenteurs du capital. Il y a d’une part la propriété collective du lieu, et d’autre part un système de redistribution des richesses, qu’il soit en nature par les services que l’on trouve au sein du Familistère (les écoles, le théâtre, les jardins), ou en numéraire, via la redistribution des bénéfices de l’entreprise aux travailleurs.
Quand Godin rédige les statuts de l’Association coopérative du capital et du travail, il définit un certain nombre de catégories sociales : on peut être associé sociétaire, participant, auxiliaire, … Par exemple, pour devenir associé, vous devez habiter au palais social. C’est à la fois un avantage mais aussi une exigence. Vous ne pouvez pas participer aux décisions si vous ne vivez pas au Familistère. Pour les fouriéristes, habiter ensemble, c’est un fait social fondamental à la construction d’une société harmonieuse.
D’ailleurs, il s’agit bien d’une association, et non d’une coopérative : l’objectif pour Godin n’est pas simplement de mettre en commun des forces, mais c’est l’espoir final de créer une harmonie sociale.
Les SCOP, qui se développent dans la deuxième moitié du 19e siècle, présentent beaucoup d’avantages en termes d’émancipation et d’avantages intellectuels, mais le but de Godin est différent.
Pour les fouriéristes, l’association du capital et du travail, ça correspond à l’association de tous les aspects de la vie sociale et productive. Les richesses qui sont produites par l’entreprise sont réinvesties dans le Familistère, elles servent à financer les écoles, à entretenir les bâtiments, à organiser des fêtes… Pour autant, l’association a les caractéristiques de la coopération et du mutualisme : une personne égale une voix en assemblée générale, les seuls actionnaires détenteurs de titres de participation sont les travailleurs et les travailleuses, etc.
Est-ce que tout cela se passe en parfaite harmonie et sans heurts ?
A la différence de toutes les expériences sociales menées aux 19-20e siècles, avec une communauté idéologique de gens qui adhèrent à un projet et le réalisent, l’expérience du Familistère s’accomplit avec les gens qui sont là, avec les familles des travailleurs qui composent la population du Familistère. C’est une expérience menée dans les conditions de la réalité. On est dans une discussion permanente, avec des allers-retours. Il faut convaincre, on n’impose pas. Ça repose d’abord sur la liberté individuelle, nul n’est tenu d’habiter au Familistère pour travailler à l’usine.
Tout ça ne se passe pas sans heurts, naturellement. Il y a des tensions, et notamment la difficulté à susciter de la participation. Pour Godin, ce n’est pas le projet d’un homme, c’est le projet d’un collectif de gens. Il imagine le Familistère pour leur donner les moyens de leur émancipation. Sauf que dans la réalité, il en est le concepteur, les autres en sont les récipiendaires. Il ne cessera jamais d’être un « patron », même s’il ne l’est plus statutairement. L’association coopérative est gérée par un administrateur qui rend compte à une assemblée générale. Lui n’est pas élu car il est le fondateur mais les suivants le seront, et le Familistère va fonctionner sous ce régime jusqu’en 1968.
Au fil du temps, il y a une ségrégation sociale particulière qui va se créer entre les associés sociétaires, les participants et les auxiliaires. Au bout de 2 à 3 générations, la catégorie des associés va finir par se comporter comme une aristocratie en veillant à ne pas s’étendre en nombre, pour des raisons d’intérêts individuels évidents : comme il y a redistribution des bénéfices, ce sont les associés qui en profitent le plus, les autres à un degré moindre.
Les gens vont appréhender le Familistère, y compris ceux qui y participent, comme une œuvre matérielle, alors que Godin n’a de cesse depuis le départ de dire que c’est une œuvre spirituelle. Selon lui, la communauté des intérêts matériels ne suffit pas à faire société, il faut un lien d’une autre nature, quelque chose comme une religion de la fraternité, le sens de l’intérêt général, etc.
Comment prend fin l’expérience du Familistère ?
Il y a principalement des raisons économiques. L’activité de production en fonte est extrêmement concurrentielle depuis toujours, l’usine a du mal à innover et souffre d’importantes difficultés financières. Si l’on ajoute à cela des tensions de plus en plus aigües au sein de l’association entre les associés sociétaires et les autres, l’association est poussée à se dissoudre pour sauver l’industrie. Des fabricants voisins rachètent les titres aux travailleurs et travailleuses pour exploiter l’usine et ils vont se séparer de tout ce qu’ils considèrent désormais comme un patrimoine improductif. On va renverser complètement la perspective : jusqu’ici l’objectif de l’industrie, c’était le Familistère. Et à partir de 1968, le Familistère devient une « charge », parce que faire société, ça n’est pas un objectif productif pour des capitalistes traditionnels.
Est-ce que l’expérience du Familistère continue de nourrir les imaginaires et d’inspirer des initiatives d’habitat coopératif aujourd’hui ?
Au départ, Godin envisage que son modèle de Familistère puisse essaimer. Le fouriérisme c’est du socialisme expérimental : c’est-à-dire donner l’exemple de la société harmonieuse et, par imitation, que l’expérience se propage. Dans la réalité, ça n’a pas fonctionné de ce point de vue, il n’y a pas eu d’autre Familistère. Mais on peut dire que c’est une réussite au sens où le Familistère de Guise continue d’attirer, de fasciner, de proposer l’expérience d’une société alternative. Et cette ambition demeure, puisque depuis le programme de valorisation, le Familistère est redevenu un lieu d’habitation, de vie, de visite, de spectacle, de tourisme, et bientôt de formation et d’insertion.
Le Familistère fait partie de ces tentatives sociales, qui peuvent être très différentes, mais partagent l’ambition de donner l’exemple ici et maintenant d’une transformation radicale de la société. Ça peut être 12 personnes qui élèvent des chèvres en Ardèche, ou les kibboutzim du début du 20e siècle en Israël, ou les communautés hippies, ou d’amour libre aux Etats-Unis au milieu du 19e siècle.
Dans le musée de site du Familistère, on a un espace qu’on a appelé la Fabrique des Utopies, qui présente un large échantillonnage d’environ 200 expériences sociales depuis le début du 19e siècle, qu’on peut nommer « utopies concrètes » ou « utopies réalistes ». Et le Familistère appartient à ce grand mouvement d’alternatives, de gens qui passent à l’acte parce que leur déception du monde est trop forte pour en rester là.
Interview réalisée en novembre 2023
Nos remerciements chaleureux à Frédéric Panni pour la réalisation de cette interview et au Familistère de Guise.
1Charles Fourier (1772-1837) : philosophe français, fondateur de l’Ecole sociétaire. Il appartient au mouvement du socialisme utopique et développe une critique virulente de la société industrielle et commerçante. Il réfléchit entre autre à l’organisation du travail, aux relations entre les sexes, et propose une transformation radicale de la société basée sur l’harmonie sociale.
2Phalanstère : lieu communautaire de vie et de travail édifié pour une phalange. La phalange est un groupe humain formé de 1600 individus, dans la conception de Fourier.
Lire aussi les autres interviews de la Fondation Maison de Salins : par ici.