La démocratie nous réussit ! Les Scop de l’Ouest de 1884 à nos jours
Les Scop de l’Ouest de 1884 à nos jours
En 1894, un jeune ouvrier tonnelier, Yves-Marie Guyader, créait à Morlaix, avec ses camarades syndicalistes, la première coopérative ouvrière de production de l'Ouest.
Le rêve d'autogestion coopérative prenait forme et, loin d'être une utopie, c'est désormais, en 2022, la réalité pour 13 000 coopérateurs et coopératrices dans plus de 500 Scop ou Scic en Bretagne, Normandie et Pays de la Loire. L'ouvrage retrace cette aventure de près de 130 années, au cours desquelles des hommes et des femmes se sont engagés dans la coopération pour prendre en main leur destin et vivre une véritable citoyenneté économique au cœur de l'entreprise. Les témoignages de ces salariés-associés de coopératives centenaires ou récemment créées ponctuent les différents chapitres d'une histoire toujours en mouvement.
Voici le regard de Jean-François Draperi, grand spécialiste de l'économie sociale et solidaire, dans sa préface :
« Pour réaliser cet ouvrage très documenté, les auteurs ont endossé le manteau de l'historien en compulsant plusieurs fonds d'archives, et celui du sociologue en enquêtant auprès de coopérateurs et coopératices remarquables. Coopérateurs eux-mêmes, ils ont recueilli de nombreuses paroles inédites au d'une large exploration […].
Deux fils sont tissés, celui des coopératives formant la chaîne et celui de leur Union formant la trame, composant ensemble cet étonnant tissu qu'est le mouvement coopératif. Ces deux réalités sont présentées et analysées en relation avec l'histoire économique, sociale et politique nationale.
Les coopératives de production sont des lieux d'expression unique du travail […], elles sont également et indissolublement d'incomparables lieux d'éducation à la transformation globale dont nos sociétés ont aujourd'hui dramatiquement besoin. »
Autant de raisons qui ont conduit François Kerfoun et Régis Tillay à retracer cette aventure qui permet d'affirmer aujourd'hui que, « oui, la démocratie (en entreprise) nous réussit » !
François Kerfoun est l'ancien directeur de l'Union régionale des Scop et Scic de l'Ouest.
Régis Tillay est l'ancien directeur de l'Union régionale des Scop et Scic de Poitou-Charentes.
Moulin Roty : de la communauté aux doudous
Il serait difficile de comprendre le fonctionnement de la Scop Moulin Roty en 2021 si nous ne prenions pas le temps de nous plonger dans son histoire et son évolution. Pourquoi et comment s'est-elle montée en 1972 ?
Son aventure n'est pas banale et, c'est la conjonction de plusieurs évènements qui est à l'origine de cette fabuleuse trajectoire.
A l'origine, nous avons Yves Jalaber, le père, gérant d'une entreprise d'édition à Nantes, qui fait travailler des sérigraphes. A la recherche d'un local à la campagne pour transférer l'atelier de sérigraphie, il trouve deux jeunes, au lieu-dit Moulin Roty à Saffré (à environ 30 km de Nantes), une ancienne minoterie avec hangar pour la sérigraphie et plusieurs logements habitables ou à rénover, en vente depuis plusieurs années.
Le deuxième événement est généré par une quarantaine de jeunes gens de 15 à 25 ans, en majorité d'origine urbaine, lycéens, étudiants, enseignants et ouvriers. Le 20 mai 1970, ils ont constitué une association de loi de 1901, dont l'objet est ludique et récréatif : une chorale et des groupes de musique se retrouvent le week-end dans le local du Patis Pourue, à Nort-sur-Erdre.
De ces débats émerge un projet communautaire. L'association se porte acquéreuse de la minoterie et des maisons. A l'été 1972, ving-cinq membres du groupe s'y installent. Dans la minoterie, il y a des pièces communes pour la cuisine, les déjeuners pris ensemble, les réunions, l'épicerie et la salle des enfants. Tout le monde se retrousse les manches et se met au travail : des semaines de 60 heures, souvent le weekend-end, pour la construction des maisons neuves.
Dans les Ateliers du Moulin Roty, on poursuit l'activité de produits sérigraphiques d'Yves Jalaber. Puis c'est le démarrage de la fabrication d'artisanat d'art : bijoux, métiers à tisser, argenterie, coussins, nappes et tabliers. La partie logistique n'est pas délaissée : restauration des maisons, préparation des repas, gardes d'enfants, entretien du jardin potager, réparation des voitures, élevage (cochons, chèvres, lapins, poules).
« Travail vie entière »
Si le fil rouge du projet communautaire est de vivre et travailler différemment, dans un esprit égalitaire, autour de la minoterie, un début d'organisation se met en place. Après décision commune, trois personnes – au hasard – sont déclarées artisans : Pierre You, Guy Seguim et Bernard Lemarchand. Les autres membres sont salariés. Il n'y a pas de salaire individuel : l'ensemble des rémunérations est répari dans différentes caisses communes et les membres perçoivent une somme d'argent personnelle (correspondand aux repas du soir et du weekend-end, à l'habillement et aux loisirs). Selon Anne Croguennec, une des fondatrices, « au départ, tout le monde a le même niveau, il n'y a pas de formation particulière, nous apprenons sur le tas ».
Des réunions hebdomadaires permettent d'aborder tous les thèmes de la vie communautaire : partage des tâches pour l'approvisionnement et la préparation des repas, rotations pour la garde des enfants, budget des caisses communes, etc. Mais le cœur de l'activité communautaire, c'est le travail : la fabrication, la vente et l'organisation. Ces questions sont abordées à l'atelier, lors de nombreuses réunions, puisque chacun doit être au courant de tout. Des journées portes ouvertes sont organisées, les relations avec les voisins agriculteurs sont bonnes.
L'activité sérigraphique (affiches et autocollants) se développe grâce à l'obtention de gros marchés avec les centres commerciaux, et un peu avec les réseaux militants. Les débouchés pour les autocollants sont nombreux : grandes surfaces, militants syndicaux, paysans-travailleurs. C'est la partie sérigraphie qui booste l'activité.
Si la polyvalence est la norme, la spécialisation apparaît petit à petit. Il n'y a pas de chef proprement dit, mais des compétences apparaissent. Ainsi, Christian Croguennec, l'un des fondateurs, instituteur pendant quelques mois, apprend la menuiserie et va présenter ses produits dans les salons. Les uns et les autres s'orientent peu à peu qui vers le commercial, qui vers la création, qui vers le secrétariat, etc.
Lorsque les premiers enfants naissent dans le village, les parents confectionnent des objets pour eux : doudous, petites voitures, peluches. La machine est lancée. Les esprits créatifs donnent naissance à de nombreux jouets devenus emblématiques : une gamme de décorations pour chambres d'enfants.
Puis le succès arrive. Lors du premier Salon des métiers d'art, en 1975, la voiturette est présentée. Face à l'enthousiasme, les commandes affluent, dont celles d'un revendeur allemand, qui en prend 1 200. Cette petite voiture aux formes rondes suscitera l'intérêt de plusieurs clients et sera le premier produit fabriqué en série.
L'organisation doit s'adapter à ces nouvelles commandes. Comme il n'est pas question de recruter des salariés, la communauté décide d'externaliser la production et se tourne vers les CAT (aujourd'hui Esat) et les Ateliers protégés, en particulier pour les peluches. Un partenariat est enclenché avec la Scop voisine, la Contemporaine, pour les catalogues.
1981 : création de la Scop
Les fondateurs de la communauté veulent faire évoluer son aspect juridique. Ils recherchent un statut qui leur corresponde, « au plus près de leur projet ». Des contacts sont pris avec l'Union régionale des Scop, en particulier Patrick Arrivé et René L'Hotellier. Comment mettre en place une nouvelle gouvernance dans le cadre du statut Scop, en cohérence avec le projet ? Les fondateurs souhaitent que les vingt-cinq membres de la communauté soient cogérants, mais la loi ne le permet pas. C'est le statut de la SARL Scop qui est retenu. Il doit préserver ce qui est au cœur des préoccupations fondateurs : « la solidarité, le partage et le respect, dans le cadre du développement qui assura la pérennité de l'entreprise ».
Les trois artisans transmettent leur entreprise à la Scop (en location-gérance) et les produits de la vente sont répartis entre tous les membres, ce qui permet à chaque sociétaire d'acquérir des parts sociales de la coopérative. Des cogérants sont désignés par l'assemblée générale :
- de 1981 à 1986 : Pierre You, Dominique Jalaber et Guy Seguin ;
- de 1986 à 1988 : Pierre You, Dominique Jalaber et Philippe Ripoche ;
- de 1989 à 1990 : Pierre You et Dominique Jalaber.
Au fil du temps, cependant, la vie communautaire devient plus compliquée. Est-il toujours possible de maintenir un équilibre entre le projet fondateur communautaire et les nouvelles contraintes liées à l'évolution de la société ?
1988 : l'incendie
C'est dans ce contexte de débat interne, alors que les activités de Moulin Roty fonctionnent à plein régime, qu'une catastrophe s'abat sur la Scop. En juin 1988, un incendie anéantit une grande partie de la minoterie, 2 500 mètres carrés de locaux tout juste achevés, tout le matériel et les stocks. Heureusement, une partie des produits textiles (matières premières, fabrication en cours et produits finis), en sous-traitance à l'Atelier protégé de la Roche-sur-Yon, a été épargnée.
Après de longues expertises et enquêtes en recherche de responsabilité, la cause est identifiée : elle est accidentelle. Le sinistre a démarré dans le secteur sérigraphie. La forte chaleur du 21 juin a généré de l'électricité statique, dont la combinaison avec des produits volatils a déclenché l'incendie. Les assurances acceptent de prendre en charge les dégâts matériels, les bâtiments et la perte d'exploitation.
Rapidement la solidarité s'organise sur place. La mairie de Nozay met un local provisoire à la disposition du groupe. Des boutiques acceptent de restituer des articles à la Scop afin qu'elle puisse reproduire les prototypes. Ainsi, la reprise est rapide : des bureaux sont aménagés et des machines rachetées. Les banques sont contactées. Elles veulent bien financer le redémarrage, mais émettent une exigence : que la Scop s'installe dans une zone industrielle. Du fait de l'essor pris par l'entreprise, le hameau de Moulin Roty paraît trop exigu et isolé pour y poursuivre l'aventure. Le choix se porte sur la zone industrielle de Nort-sur-Erdre. De nouveaux locaux sont alors édifiés. Pendant la reconstruction, le groupe réfléchit à son avenir.
Le démarrage est difficile. Alain Durand et Henri Graïc, délégués de l'Union régionale des Scop, accompagnent le groupe dans la définition de son premier projet d'entreprise. Des évolutions sont proposées : mise en place d'une gouvernance collégiale et instauration progressive d'une hiérarchisation salariale. Certains membres s'interrogent. Déjà, depuis le début de l'aventure, plusieurs personnes ont quitté la communauté et suivi leur propre chemin, pour des raisons d'ordre personnel ou éthique.
Une forme juridique plus démocratique
De nouvelles orientations sont prises : chaque famille devient propriétaire de sa maison ; la gestion des véhicules n'est plus collective ; à partir de 1990, c'est la fin du salaire égalitaire. Chaque personne reçoit maintenant son propre salaire. Avec le temps, l'esprit communautaire laisse place à plus d'individualité et moins de collectif.
Une modification des statuts est proposée : la SARL est transformée en société anonyme (SA), avec mise en place d'un conseil d'administration. Selon les personnes interviewées, cette nouvelle organisation juridique est plus démocratique et participative. Un conseil d'administration est élu par l'assemblée générale. Une direction bicéphale est mise en place. Dominique Jalaber, responsable commercial, est élu président, et Pierre You, en charge de la partie financière et administrative, devient le premier directeur général. Ce binôme fonctionne de 1990 à 2001. De 2001 à 2006, Dominique Jalaber est seul aux commandes. Retour à une gouvernance bicéphale de 2006 à 2010 : Dominique Jalaber est réélu président, et Bruno Fustemberg nommé directeur général délégué.
1998 : 2e projet d'entreprise
Le deuxième projet d'entreprise de Moulin Roty est animé par le consultant Pierre-Christophe Adrian, du cabinet conseil Schémas. Tous les aspects de la Scop sont passés en revue. Dominique Jalaber raconte : « Une nouvelle politique de communication est mise en route : présence à la télévision, articles de presse, nouvelle image et packaging rénové, affirmation de notre identité coopérative dans un mouvement d'économie sociale et solidaire devenu plus attractif. Ainsi, la communication externe s'améliore, et Moulin Roty est à présent bien connu des professionnels, mais peu suffisamment des consommateurs ».
Durant les années 2000, le fonctionnement est efficace et la rentabilité est bonne. Mais la structure de la sous-traitance change de visage. Les Esat et les Ateliers protégés arrêtent la fabrication de poupées en 2004. Il faut donc se tourner vers des pays étrangers pour acquérir des savoir-faire qui n'existent pas en France, explique Dominique Jalaber. Ce seront le Sri Lanka, la Roumanie et la Chine.
En 2001, Moulin Roty inaugure sa première boutique à Nantes, véritable showroom de la marque. Tous les produits s'y retrouvent dans une ambiance douce et chaleureuse. En 2012, pour les 40 ans de la structure, un magasin ouvre ses portes à Paris.
Moulin Roty en 2021
En 2021, Moulin Roty est une Scop SA avec un conseil d'administration de neuf personnes, composé de représentants de tous les secteurs d'activité : création, commercial, administration, logistique, achats, web. Bruno Fustemberg en est le PDG.
La vie coopéraive : devenir sociétaire.
Les statuts de la coopérative prévoient que « tout salarié arrivé dans l'entreprise doit soumettre sa candidature au plus tard un an après son entrée en fonction, au président du CA. Il la soumet ensuite au CA. C'est ensuite à l'ensemble des sociétaires de voter si oui ou non ils l'acceptent parmi eux. Lorsqu'il devient sociétaire, il s'engage à souscrire et à libérer chaque exercice à compter de son admission ».
Dès son admission, le nouveau sociétaire participe à la constitution du capital social par deux moyens : un versement de 3 % de sa rémunération brute mensuelle et la transformation de 50 % de la participation aux bénéfices attribuée au tire de l'exercice précédent. Cette contribution n'est pas plafonnée. Au 31 octobore 2021, il y a 45 sociétaires. Afin de renforcer la vie coopérative, tous les nouveaux sociétaires bénéficient du parcours de formation mis en place et animé par l'Union régionale des Scop.
La politique de sociétariat active, la bonne rentalibilité et la mise en réserves de 50 % des excédents nets de gestion chaque année, depuis la création de la Scop, générent une indépendance financière qui permet à l'entreprise de mener à bien ses projets de développement. Le conseil d'administration se réunit neuf fois par an et, à l'issue de chaque conseil, une réunion générale est organisée.
Le cœur de métier : la création
Les 1 200 références de Moulin Roty sont répertoriées dans deux catalogues : « Les petits » et « Mémoires d'enfants ». L'équipe création, constituée de dix personnes, ne manque pas d'imagination : chaque année, un tiers de la gamme est renouvelée. Dans les ateliers, on invente des personnages futurs compagnons des tout-petits, qui prennent vie en textile grâce à un travail de couture minutieux et à des univers illustrés riches et variés qui racontent leur histoire. Cette force créative permet à Moulin Roty d'accompagner les petits et les plus grands de génération en génération depuis cinquante ans.
La fabrication a lieu sur différents sites de productions situés en Asie, en Tunisie et en Roumanie. Tous les prototypes sont « made in Nort-sur-Erdre ». Les tissus, très riches en couleurs et à forte valeur ajoutée, sont fabriqués en France et en Europe. Une filiale droit classique a été créée à Hongkong.
Un réseau de distribution indépendant
La distribution se fait à travers les boutiques de centre-ville. La présence en grandes surfaces et sur les sites des géants de la vente en ligne est exclue. Moulin Roty a fait le choix des circuits cours. Cela se traduit par un maillage dense de boutiques en France et dans le monde spécialisé de la puériculture, des jouets et de la décoration. En 2017, Moulin Roty a acheté Bonhomme de bois : un réseau de vingt-cinq magasins de centre-ville, pour un service de proximité. Le concept des boutiques a été redéfini en interne.
En 2021, Moulin Roty commercialise sa marque à travers ses deux réseaux d'une quarantaine de boutiques. Selon Bruno Fustemberg, « les boutiques sont des moyens et non des fins en soi ». Moulin Roty assume une distribution sélective tant en France, avec une large majorité de boutiques indépendantes, qui à l'export, qui connaît une forte croissance et représente en 2021 envion 40 % de l'activité.
L'activité de Moulin Roty implique des stocks importants, d'où la nécessité de maîtriser la logistique. Ainsi la filiale Moulin Roty Prestations, créée en 2014 sous forme de Scop, propose de mutualiser cet outil logistique. Installée à Nort-sur-Erdre, elle emploie trente personnes.
En 2021, la clé du succès de Moulin Roty, positionné sur un marché mondial très concurrentiel, est son agilité, avec structure légère. Face aux fusions et aux regroupements des sociétés, Moulin Roty, qui opère sur un marché de niche, souhaite continuer de raconter des histoires.
L’histoire de Moulin Roty extraite de « La démocratie nous réussit ! Les Scop de l’Ouest de 1884 à nos jours ».
La démocratie nous réussit ! Les Scop de l'Ouest de 1884 à nos jours, Club des anciens coopérateurs.
L'ouvrage est paru le 17 mars 2022, édité par le Club des anciens coopérateurs et élobaré par François Kerfoun, Régis Tillay (auteurs) et Jean-François Draperi (préface).
Documents à télécharger