Histoire des coopératives en Russie

Interview d'Anna Safronova

 

Dans le cadre de ses travaux de recherche, Anna Safronova s’est intéressée à l’histoire des coopératives russes et soviétiques entre 1860 et 1930. Dans cet intervalle, le modèle coopératif va s’installer à la faveur du capitalisme émergent en Russie puis connaître de nombreuses évolutions dans une période particulièrement troublée. Les coopératives vont prendre des formes diverses, tour à tour envisagées comme un outil de modernisation de l’économie et de conciliation des classes, ou comme un moyen politique d’atteindre l’idéal socialiste.

Vous venez de faire paraître l’ouvrage «Histoire des coopératives russes et soviétiques (1860-1930). Moderniser le peuple», publié à la suite de votre thèse sur l’histoire des coopératives en Russie. Pouvez-vous nous présenter votre parcours et ce qui a motivé ce travail de recherche ?

SAFRONOVA Anna, Histoire des coopératives russes et soviétiques (19860-1930). Moderniser le peuple, Paris, Classiques Garnier, coll. "Bibliothèque de l'économiste, n°56", 2023.

 

J’ai été formée comme historienne au Collège universitaire français à Moscou, puis à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et mon mémoire portait déjà sur l’histoire sociale et économique. Je me suis intéressée à la restauration collective pour les ouvriers en France et en URSS dans l’entre-deux-guerres. Par la suite, mes directeurs de thèse m’ont suggéré de travailler sur les coopératives en URSS, sur des bornes chronologiques très larges, ce qui était un thème extrêmement vaste et encore peu traité. Assez vite je me suis appropriée ce sujet parce qu’il condense toute la richesse des regards sur la société de la Russie tsariste tardive et des premières décennies soviétiques. Il permet d’observer l’histoire rurale et urbaine, politique et économique et l’histoire des mobilisations sociales, sans isoler une seule dimension et de voir à quel point elles sont enchevêtrées. On comprend mieux le développement des coopératives dans les campagnes, si on les met en relation avec l’évolution des coopératives en ville.

Magasins des coopératives de consommation de la ville de Nižnij Novgorod, rue Sverdlov, 1926-1927.

Source : Musée nationale d’histoire et architecture de Nižnij Novgorod, num.de catalogue : GOM-15703/5 ; source : goskatalog.ru.

Comment a émergé le mouvement coopératif dans les années 1860 en Russie et pourquoi a-t-il pris une autre voie dans les années 1930 ?

 

J’ai choisi d’étudier ce sujet sur la période 1860 à 1930 qui, si l’on caricature, couvre le début du capitalisme jusqu’à sa fin en Russie. Dans les années 1860 en Europe, on assiste à une série de réformes libérales liées à l’amplification des flux commerciaux et à une nouvelle étape de développement du capitalisme industriel. Les coopératives, ainsi que d’autres formes d’association, émergent à ce moment-là, poussées d’une part par les réformateurs sociaux (les intellectuels libéraux) qui y voient le moyen d’accompagner les classes populaires dans ce changement de société ; et d’autre part par les socialistes qui l’envisagent comme un outil pour instaurer un modèle alternatif. En cela, la Russie tsariste s’inscrit pleinement dans une tendance plus générale, observée dans les autres pays industriels, où les coopératives émergent à partir des années 1860, comme la France, mais aussi l’Italie, l’Allemagne, les États-Unis etc. A l’autre bout de la période chronologique, 1930, c’est l’année du Grand tournant stalinien qui s’accompagne de la collectivisation forcée des exploitations agricoles et l’industrialisation à marche forcée, mais aussi des répressions massives et de l’interdiction du commerce privé. Les coopératives existantes sont soit fermées, soit restructurées en profondeur de sorte que leur fonctionnement change drastiquement à partir des années 1930.

 

Comment avez-vous documenté vos sources et sur quels fonds d’archives vous êtes-vous appuyée ?

 

Les périodiques imprimés par les unions des coopératives et la littérature grise ( brochures de vulgarisation ou de propagande, rapports, comptes-rendus des congrès) m’ont permis d’analyser le discours officiel du mouvement coopératif. Dans les archives, j’ai consulté deux types de documents : produits par des coopératives elles-mêmes et produits sur les coopératives par un observateur extérieur, représentant les autorités centrales ou locales. Pour cela, j’ai fait des séjours d’archives de plusieurs mois pour consulter les archives centrales, conservées à Saint-Pétersbourg et à Moscou, mais aussi des archives régionales dans les villes de Perm et d’Ékaterinbourg. La profession d’inspecteur de coopération, créée pendant la période tsariste ad hoc pour accompagner les coopératives dans leur développement, maintenue et même renforcée pendant la période soviétique, m’a permis de relier les deux périodes. En effet, les rapports de ces inspecteurs, rédigés à la suite d’une visite à une coopérative, ont été une source importante pour me renseigner sur la diversité de pratiques sur le terrain, sur les interactions entre ces inspecteurs et les populations locales, réunies en coopérative. Mon travail se distingue donc des travaux précédents sur les coopératives russes et soviétiques par ce jeu d’échelles et par le choix de prendre des études de cas en dehors de Moscou.

Pancarte : "La force de coopération", Union centrale panrusse des coopératives de consommation, entre février et octobre 1917.

Pourriez-vous synthétiser l’évolution du mouvement coopératif et comment il a suivi ou dû s’adapter aux changements politiques majeurs de la période ?

 

D’une manière générale, les coopératives en Russie - comme dans les autres pays - répondent à la fois aux peurs et aux angoisses, mais aussi aux espoirs et aux rêves des élites dirigeantes et intellectuelles quant au développement de la société dans une économie capitaliste.

 

Avant 1917, l’Empire tsariste est une société d’ordres, où les droits et les obligations des individus sont déterminés par l’appartenance à une catégorie sociojuridique donnée, et les classes populaires ne sont pas considérées comme des citoyens. Les coopératives deviennent l’un des rares espaces où les représentants de différents ordres peuvent se réunir régulièrement à titre d’égalité, au moins théoriquement. Les toutes premières associations de crédit ou de travail sont créées par des groupes socio-politiques différents, mais poursuivent le même but : accompagner les paysans après l’abolition du servage en 1861 dans leur transition vers la modernité. Si pour les libéraux, cela signifie promouvoir l’esprit d’initiative et éviter des révoltes, pour les socialistes, il s’agit de profiter de l’association pour faire advenir les idées révolutionnaires et l’avènement du prolétariat par la lutte des classes.

 

Après une période de tâtonnement et d’expérimentation, de 1860 aux années 1890, les formes juridiques de différentes coopératives, les idées et le vocabulaire coopératifs s’installent et se consolident autour d’organisations centrales et grâce à un ensemble d’idées et de discours communs. Dans le cas russe, comme il s’agit d’un pays agraire, l’écrasante majorité de coopératives sont dans les campagnes, que cela soit des coopératives de consommation, de crédit agricole ou bien des associations de travailleurs. Ces coopératives dans toute leur diversité deviennent une interface pour les interactions entre les réformateurs sociaux et les classes populaires.

Commission de révision des comptes, Zisn’ i byt derevni. Revizionnaâ komissiâ Kazanskogo obsestva potrebitelej proverâet knigi kooperativa. 1922-1930.

Source : Musée national de l’histoire de Saint-Pétersbourg, num. dans le catalogue : 17544201 ; source : goskatalog.ru.

Affiche "La coopération ouverte à tous (années 1910 avant 1917)".

Avec le début de la Première Guerre mondiale, à cause des pénuries et les tensions sociales qui s’exacerbent, l’unité du mouvement coopératif est remise en question. À l’intérieur du mouvement, un rapport de force s’installe entre différentes branches, ce qui traduit la tension entre les villes qui cherchent à s’approvisionner en nourriture, et les campagnes où le blé est produit.

 

La révolution de février 1917, avec la chute de la monarchie et la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre, amplifie les tensions déjà existantes. Le sort des coopératives dans les campagnes est varié, mais il semble que le plus souvent, les habitants ruraux qui jusqu’alors n’avaient pas été membres d’une coopérative, réclament le partage des biens et du pouvoir. Ce qui est déclaré comme une action révolutionnaire démocratique, est vu par les paysans coopérés comme un accaparement : les outils sont dispersés, l’épargne qui avait été mise en commun disparait … Mais ce sont les pillages et destructions de la guerre civile (1917-1921) dans un contexte de catastrophe économique et sociale qui ruinent de nombreuses coopératives.

 

A l’issue de sept ans de guerre, et à la faveur d’une relative libéralisation de l’économie - la Nouvelle politique économique (NEP) - de nombreuses coopératives réapparaissent. D’abord dénigrées par les bolcheviques, car vues comme un vestige de l’Ancien régime tsariste, ces dernières sont ensuite tolérées parce qu’on attend d’elles qu’elles évincent les acteurs privés du marché et permettent de socialiser les biens, en préparant ainsi l’avènement du socialisme.

 

Frustrés que le regroupement des petits producteurs en coopératives ne soit pas aussi rapide qu’espéré, les dirigeants du parti décident de nouveau de restructurer toutes les coopératives. La collectivisation forcée est précédée par la fermeture des coopératives de crédit agricoles et par la création massive des exploitations collectives, kolhozy. Les coopératives de consommation et les associations de travailleurs, en revanche, subsistent après 1930, mais leur fonctionnement change radicalement et c’est une histoire qui reste encore à écrire.

 

Dans quelle mesure peut-on parler de filiation ou de transfert entre le modèle des coopératives qui existait précédemment et les modèles de collectivisation comme les kolkhozes, mis en place par le régime bolchevique ?

 

Avant que les bolcheviks n’arrivent au pouvoir, le mot « coopération » (kooperaciâ) s’utilisait pour l’ensemble du mouvement coopératif : il désignait les réformateurs sociaux qui promouvaient les coopératives, mais aussi les institutions elles-mêmes, et aussi tout l’ensemble idéologique, donc les idées, les discours coopératifs.

 

Pour les bolcheviks, ce mot désignait donc un mouvement politique adversaire et non seulement un type d’entreprise. Au cours des années 1920, le discours officiel bolchevik reprend le mot « coopération » et l’investit d’un sens politique nouveau pour l’intégrer dans le projet socialiste. Il finit par désigner surtout le processus de mise en commun de travail et de capital. Et par la réduction de cette polysémie, par cette dérivation de sens, c’est ainsi qu’il devient possible d’associer les kolkhozes au mot « coopération ».

 

L’une des thèses principales de mon travail, c’est de dire que la forme d’entreprise qui est désignée comme étant coopérative n’est pas dotée d’un sens politique inhérent. Ce sont les groupes sociaux et politiques qui se revendiquent des coopératives, qui les dotent d’un sens politique. Dans le cas russe, à cause des changements politiques drastiques survenus au cours du XXe siècle, les coopératives ont été instrumentalisées à des buts politiques parfois opposés.

 

Interview réalisée en octobre 2023

 

Nos remerciements chaleureux à Anna Safranova pour sa disponibilité dans la réalisation de cette interview.

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